« Je pense donc je ne suis plus »,
Liban, 2020-2021

Tandis que j’écris ce livre, le Liban traverse une période dramatique de son histoire, « aux bombes près, c’est encore pire que pendant la guerre » m’a whatsappé mon oncle Habib qui ne quittera le pays pour rien au monde. Parfois j’échange avec lui, on s’envoie régulièrement des vidéos de concerts de jazz.

Des années après la fin de la guerre, il avait ouvert un café littéraire où j’étais DJ. Il avait été l’un des premiers à ouvrir un bar à Mar Mikhaël dans ce qui est devenu par la suite le quartier en vogue de Beyrouth. Son bar était le repaire d’anciens communistes, d’artistes et de jeunes branchés. Habib m’emmenait partout, il connaissait tout Beyrouth. Il glissait quatre paquets de cigarettes dans sa poche avant de filer à ses soirées. Un pour lui et les trois autres pour offrir des cigarettes à ses amis et aux clients. Il a fait faillite, Habib était trop généreux, pas assez commerçant. Il passait son temps à offrir des verres.

Habib est marié. Sa femme et sa fille, je les considère comme une mère et une petite sœur. J’ai longtemps vécu avec eux au village dans la maison familiale que Habib a transformée en un petit bed and breakfast. Malgré l’architecture kafkaïenne du lieu, il attire les Beyrouthins qui cherchent un hameau de paix loin de l’agitation de la ville. Même depuis le Covid et la crise économique, il continue d’afficher complet. L’âge a appris à Habib à bien gérer ses affaires, sa femme y est aussi pour beaucoup.

 

Salma, elle, est retournée vivre dans son couvent à la montagne, elle m’invite une fois par mois à la prière et au recueillement. Je lui réponds toujours « Merci » accompagné d’un cœur. Mes parents lui envoient de l’argent, elle n’a pas un sou. Elle passe ses journées à lire et relire les textes de Khalil Gibran, elle trouve son écriture « divine ». Depuis quelque temps, elle a aussi appris à faire de la mosaïque. Elle fabrique des croix qu’elle vend aux échoppes religieuses.

Quant à Elias, après avoir ouvert des restaurants au Liban, tenu un institut de sondages, manigancé je ne sais quoi avec des politiciens libanais, il s’était installé dans un pays africain, où il gagnait sa vie je ne sais comment et où il avait l’air heureux sur chacune des photos qu’il whatsappait à ma mère et qu’elle ne pouvait pas se retenir de me transférer. Il s’y est peut-être marié, ça personne ne le sait et il fait bien de ne rien dire tant ma mère et sa mère l’ont empêché de se marier toute sa vie. Chaque femme qu’il leur présentait se faisait insulter de tous les noms. Elle était soit trop vulgaire, soit une bonne à rien, soit une profiteuse et, pour je ne sais quelles raisons, il les a toujours écoutées. Elias est revenu au Liban pendant la révolution d’octobre 2019. Ancien communiste passé dans le camp du Hezbollah (anti-impérialisme et antisionnisme oblige), la révolution nous avait en quelque sorte réconciliés. Nous faisons maintenant partie du même camp, le camp de ceux qui n’en ont pas.

En France, de nombreuses personnes, quand elles apprennent que je suis libanais, ne peuvent s’empêcher de m’expliquer la situation du pays. Ce sont souvent des Français qui y ont voyagé une ou deux fois, au mieux vécu deux mois pour un stage ou une mission, qui ont « un ami libanais », « rêvent de retourner dans ce si beau pays aux gens si charmants et généreux » et me racontent que « dans les années soixante le Liban était la Suisse du Moyen-Orient ». Comme dirait mon père : « Vous envoyez un Français cinq jours en Chine, il reviendra spécialiste du pays et fera même des conférences sur le sujet alors que moi, je vis en France depuis plus de quarante ans et je serais bien incapable d’expliquer quoi que ce soit. »

Parfois certaines personnes sont habitées. Plus elles me parlent du Liban, plus elles s’agitent. Leur tête se met à secouer comme si une crise d’épilepsie les prenait et elles finissent par me dire : « Je pourrais vous en parler encore des heures du Liban. » Je reste toujours silencieux à écouter attentivement ce qu’on me dit et à chaque fois je me demande : « Comment est-ce possible qu’on se lance dans de telles explications sur le Liban devant moi ? » Je n’ai pas trouvé la réponse. Je crois qu’il n’y en a pas. Ces personnes finissent généralement par employer le pronom « eux » pour me parler des Libanais comme si au cours de leur monologue ma libanité avait disparu et j’étais devenu, moi aussi, français ou peut-être invisible grâce à mon mutisme.

Tout compte fait, je préfère de beaucoup qu’on m’explique la situation au Liban plutôt que l’on me demande de le faire. Je n’ai rien à dire sur le sujet, rien à raconter de plus que ce qu’on lit déjà dans les journaux.

Je cite une journaliste libanaise : « Nous vivons aujourd’hui sous la quadruple peine du Covid, de l’hyperinflation, de la menace d’une guerre régionale et de la pire gouvernance qui ait jamais existé. Les souffrances des Libanais sont incommensurables. »

Une amie me narre au quotidien sa vie dans les moindres détails à Beyrouth dans de longues voice notes, spécificité pleinement libanaise. Cela agace mes amis français au plus haut point quand je leur en envoie. Cette manie d’utiliser des voices m’est venue de mes années au Liban où nous passons la plupart de notre temps en voiture dans des embouteillages sans fin, nous préférons alors envoyer des messages vocaux plutôt que de tapoter sur notre clavier.

Mon amie me raconte les coupures d’électricité, le manque d’essence, le prix des produits de première nécessité qui doublent, triplent voire quadruplent. Elle me transfère les voice notes de son gardien d’immeuble qui lui explique qu’elle n’aura de l’électricité que de six à huit, dix à onze et seize à dix-neuf heures, « mais demain tout peut changer » lui précise-t-il.

Un éditeur et intellectuel libanais du nom de Lokman Slim a été tué au Liban-Sud, précisément l’un des producteurs-réalisateurs du film où le milicien raconte son expérience lors de Sabra et Chatila. On a retrouvé son corps dans sa voiture avec quatre balles dans la tête.

On recense plus d’une centaine d’assassinats et une autre centaine de tentatives d’assassinats de journalistes, intellectuels et politiciens depuis l’indépendance du pays en 1943 jusqu’à aujourd’hui. Comme le caricaturiste libanais Mazen Kerbaj l’a si bien écrit sous l’un de ses dessins représentant un homme dont on décapite la tête : « Je pense donc je ne suis plus. »

J’ai établi une liste (non-exhaustive) de ces assassinats exécutés depuis le début de la guerre. Le simple fait de les lister et de les lire à voix haute les uns après les autres écœure, que l’on soit pour ou contre la politique de ces hommes :

– mars 1975, Maarouf Saad, homme politique, est abattu lors d’une manifestation ;

– mars 1977 : Kamal Joumblatt, homme politique, est abattu dans sa voiture ;

– juin 1978 : Tony Frangié, homme politique, est abattu à son domicile avec sa femme et sa fille ;

– septembre 1982 : Bachir Gemayel, homme politique, est tué dans un attentat à l’explosif ;

– juin 1987 : Rachid Karamé, homme politique, est tué par une bombe placée sous son siège dans un hélicoptère ;

– mai 1989 : Hassan Khaled, chef religieux, est tué dans un attentat à la voiture piégée ;

– novembre 1989 : René Moawad, homme politique, est tué dans un attentat à la voiture piégée ;

– octobre 1990 : Dany Chamoun, homme politique, est abattu à son domicile avec sa femme et deux de ses enfants ;

– février 1992 : Abbas Moussaoui, homme politique, est abattu dans sa voiture avec sa femme et leur fils ;

– janvier 2002 : Elie Hobeika, homme politique, est tué dans un attentat à la voiture piégée ;

– juillet 2004 : Ghaleb Awali, homme politique, est tué dans un attentat à la voiture piégée ;

– février 2005 : Rafic Hariri, homme politique, est tué dans un attentat à la voiture piégée ;

– juin 2005 : Samir Kassir, journaliste, est tué dans un attentat à la voiture piégée ;

– juin 2005 : George Hawi, homme politique, est tué dans un attentat à la voiture piégée ;

– décembre 2005 : Gebran Tueni, journaliste, est tué dans un attentat à la voiture piégée ;

– novembre 2006 : Pierre Gemayel, homme politique, est abattu dans sa voiture ;

– juin 2007 : Walid Eido, homme politique, est tué dans un attentat à la voiture piégée avec son fils aîné ;

– septembre 2007 : Antoine Ghanem, homme politique, est tué dans un attentat à la voiture piégée ;

– septembre 2008 : Saleh Aridi, homme politique, est tué dans un attentat à la voiture piégée ;

– mars 2009 : Kamal Naji, homme politique, est tué dans un attentat à la voiture piégée ;

– décembre 2013 : Mohamad Chatah, homme politique, est tué dans un attentat à la voiture piégée ;

– février 2021 : Lokman Slim, chercheur, est abattu dans sa voiture.